Précis de décomposition (Cioran)

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Précis de décomposition (Cioran)

Message par drÖne »

je suis en train de lire le précis de décomposition de Cioran. C'est assez inégal, mais il y a des perles d'intelligence et de littérature qui correspondent à mon humeur du moment, un brin nihiliste...

Allons-y pour quelques citations. Elles pourraient s'adresser tant à nos, politiques, qu'à nos "penseurs", mais tout autant aux "alternatifs" et autres "militants et activistes", ces graines de saloperies qui s'ignorent et ne valent pas mieux que ceux qu'ils critiquent... :

"Etre l'agent de dissolution d'une philosophie ou d'un empire : peut-on imaginer fierté plus triste et plus majestueuse ? Tuer d'un côté la vérité et de l'autre la grandeur, manies qui font vivre l'esprit et la cité ; saper l'architecture des leurres sur laquelle s'appuie l'orgueil du penseur et du citoyen ; assoupir jusqu'à les fausser les ressorts de la joie de concevoir et de vouloir ; discréditer, par les subtilités du sarcasme et du suplice, les abstractions traditionnelles et les coutumes honorables, - quelle effervescence délicate et sauvage ! Nul charme là où les dieux ne meurent pas sous nos, yeux. A Rome, où on les remplaçait, importait, où on les voyait se flétrir, quel plaisir d'invoquer des fantômes, avec pourtant l'unique peur que cette versatilité sublime ne capitulât devant l'assaut de quelque sévère et impure déicité... Ce qui arriva.

Il n'est pas aisé de détruire une idole : cela requiert autant de temps qu'il en faut pour la promouvoir et l'adorer. Car il ne suffit pas d'anéantir son symbole matériel, ce qui est simple ; mais ses racines dans l'âme. Comment tourner ses regards vers les époques crépusculaires - où le passé se liquidait sous des yeux que seul le vide pouvait éblouir - sans s'attendrir sur ce grand art qu'est la mort d'une civilisation ?

... Et c'est ainsi que je rêve d'avoir été un de ces esclaves, venus d'un pays improbable, triste et barbare, pour traîner dans l'agonie de Rome une vague désolation, embellie de sophismes grecs. Dans les yeux vacants des bustes, dans les idoles amoindries par des superstitions fléchissantes, j'aurais trouvé l'oubli de mes ancêtres, de mes jougs et de mes regrets. Epousant la mélancolie des anciens symboles, je me serais affranchi ; j'aurais partagé la dignité des dieux abandonnés, les défendant contre les croix insidieuses, contre l'invasion des domestiques et des martyrs, et mes nuits auraient cherché repos dans la démence et la débauche des Césars. Expert en désabusements, criblant de toutes les flèches d'une sagesse dissolue les ferveurs nouvelles - auprès des courtisanes, dans des lupanars sceptiques ou dans des cirques aux cruautés fastueuses, j'aurais chargé mes raisonnements de vice et de sang, pour dilater la logique jusqu'à des dimensions dont elle n'a jamais rêvé, jusqu'aux dimensions des mondes qui meurent." (p. 24-25)
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Message par drÖne »

L'anti-prophète

"Dans tout homme sommeille un prophète, et quand il s'éveille il y a un peu plus de mal dans le monde...

La folie de prêcher est si ancrée en nous qu'elle émerge de profondeurs inconnues à l'instinct de conservation. Chacun attend son moment pour proposer quelque chose : n'importe quoi. il a une voix : cela suffit. Nous payons cher de n'être ni sourds ni muets...

Des boueux aux snobs, tous dépensent leur générosité criminelle, tous distribuent des recettes de bonheur, tous veulent diriger les pas de tous : la vie en commun en devient intolérable, et la vie avec soi-même plus intolérable encore : lorsqu'on n'intervient point dans les affaires des autres, on est si inquiet des siennes que l'on convertit son "moi" en religion, ou, apôtre à rebours, on le nie : nous sommes victimes du jeu universel... [...]

Que si tous nos actes - depuis la respiration jusqu'à la fondation des empires ou des systèmes métaphysiques - dérivent d'une illusion sur notre importance, à plus forte raison l'instinct prophétique. Qui, avec la vision exacte de sa nullité, tenterait d'être efficace et de s'ériger en sauveur ?

Nostalgie d'un monde sans "idéal", d'une agonie sans doctrine, d'une éternité sans vie... Le Paradis... Mais nous ne pourrions exister une seconde sans nous leurrer : le prophète en chacun de nous est bien le grain de folie qui nous fait prospérer dans notre vide." (p. 11-12)
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Message par drÖne »

un dernier extrait qui m'évoque certaines discussions avec LLb dans le cadre de la Nuit des meutes, à propos de la justification de la non-militance comme forme ultime d'action (ou de non action). Ca rejoint également ce que je pense du travail :

Les dimanches de la vie

"Si les après-midi dominicales étaient prolongées pendant des mois, où aboutirait l'humanité, émancipée de la sueur, libre du poids de la première malédiction ? L'expérience en vaudrait la peine.[...]

Les désoeuvrés saisissent plus de choses et sont plus profonds que les affairés : aucune besogne ne limite leur horizon ; nés dans un éternel dimanche, ils regardent - et se regardent regarder. La paresse est un scepticisme physiologique, le doute de la chair. Dans un monde éperdu d'oisiveté, ils seraient les seuls à n'être pas assassins. mais ils ne font pas partie de l'humanité, et, la sueur n'étant pas leur fort, ils vivent sans subir les conséquences de la Vie et du Péché. Ne faisant ni le bien ni le mal, ils dédaignent - spectateurs de l'épilepsie humaine - les semaines du temps, les efforts qui axphyxient la conscience. Qu'auraient-ils à craindre d'une prolongation illimitée de certains après-midi, sinon le regret d'avoir soutenu des évidences grossièrements élémentaires ? Alors, l'exaspération dans le vrai pourrait les induire à imiter les autres et à se plaire à la tentation avilissante des besognes. C'est le danger qui menace la paresse, - miraculeuse survivance du paradis." (p 34-35)
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